Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Face A
9 février 2005

-21-

Les années firent leur travail. J'avais fini par entrer dans une routine qui m'était devenue presque indifférente. J'avais passé six mois en Allemagne pour mon premier emploi. Le contrat arrivé à expiration, on m'avait proposé un poste à durée indéterminée, ce que j'avais refusé pour pouvoir revenir habiter avec François dans cette nouvelle maison qui était désormais la nôtre. Et les deux années suivantes étaient passées elles aussi, j'avais fini par me mettre à mon compte pour pouvoir travailler de chez nous en toute tranquillité. Des tensions étaient apparues en cette troisième année de notre relation. Nous nous étions rendus compte à quel point notre différence d'âge, finalement, pouvait nous éloigner l'un de l'autre. Pas les mêmes attentes, pas la même appréhension des choses les plus simples, les plus quotidiennes. Nos caractères et nos expériences respectives différaient également au point que nous nous déchirions parfois violemment pour des raisons tellement banales, bassement matérielles. Et puis il y avait eu l'épisode de la visite de ma mère, qui avait radicalement changé la donne. Incompréhension mutuelle absolue. Ma mère avec son insouciance bornée et son optimisme aveugle, mon homme avec sa susceptibilité à fleur de peau et sa rancune amère et violente. Ma mère dut mettre fin à son séjour chez nous au bout de trois jours à peine, après une crise de colère motivée par des griefs qu'elle ne comprenait pas, et qu'il me fallut du temps pour comprendre, bien plus tard. Source de conflits nouveaux, comme si les mois précédents n'avaient pas suffi.
Cette période houleuse avait fini par arriver à son terme. Le quotidien avait repris ses droits, et le travail acharné que nous fournissions tous les deux nous accaparait en permanence. Je finis donc, sans m'en rendre compte, par ne plus vivre que par et pour le travail, qui empiétait forcément sur notre vie privée puisque nous travaillions tous les deux à la maison. L'un avec l'autre en quasi-permanence. Sans le savoir, ou peut-être sans oser y penser, j'avais renoncé à toute une vie dont j'avais pourtant rêvé très fort et très longtemps. J'avais abandonné mes espoirs de voyages, mes idées d'une vie à deux qui serait riche et diversifiée. Le caractère fortement casanier de François m'avait un peu surpris au début, puis j'avais fini par m'y habituer, par assimiler l'idée que si je voulais sortir de chez moi, il me faudrait le faire seul. Tout cela était parfaitement inconscient. Je veux dire par là que j'avais sincèrement l'impression d'être heureux. J'arrivais à me satisfaire de cette vie exclusive et renfermée, où je n'existais plus qu'à ses yeux et lui aux miens.
Mon travail m'apportait finalement et paradoxalement une ouverture sur le monde, qui me permettait de ne pas ressentir de manque ou d'isolement. Je commençai à fréquenter sur Internet des forums consacrés aux traducteurs professionnels et fis rapidement connaissance avec quelques collègues, avec lesquels j'entretenais des relations virtuelles très cordiales. De mon bureau, je pouvais consulter les informations du monde entier, communiquer avec des gens qui partageaient les mêmes conditions de travail que les miennes, plaisanter avec eux, mener finalement un simulacre de vie sociale parfaitement virtuelle. J'avais un lien au monde, aussi ténu soit-il, qui me faisait occulter mes manques, qui me faisait oublier mes attentes, mes renoncements. Je n'avais presque plus de liens avec ma famille, hormis des appels réguliers à ma mère qui avait d'autant plus de mal à accepter mon éloignement depuis cette visite écourtée. Je n'avais absolument plus aucun lien avec tous les amis que je fréquentais à Toulouse, sans parler de ceux que je connaissais à Montpellier. À peine avais-je gardé quelques contacts sporadiques avec deux ou trois étudiants que j'avais connus pendant mon année de DESS. J'appréciais donc d'autant plus ces nouvelles connaissances que je faisais peu à peu par le biais de ma connexion Internet. Mon lien au monde.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Publicité