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Face A
8 février 2005

-18-

Je dormis à la clinique, sur un petit lit de camp monté à côté de celui de mon père.
Les deux semaines suivantes se passèrent ainsi. Nous nous relayions avec mon frère, mon oncle, ma tante et Mireille pour passer une nuit sur place. Pendant cinq ou six jours, mon père resta encore éveillé quelques heures dans la journée, et il parvenait alors à nous parler. Nous évoquions sa prochaine sortie, lui aussi faisait semblant d'y croire mais je le connaissais assez pour savoir qu'il n'était pas dupe. Les médecins avaient renoncé à tout traitement, la maladie s'était étendue à tout le corps. J'avais l'impression de pouvoir la visualiser, comme une vigne vierge qui se développait dans ses membres et l'emplissait de feuilles mortes pour l'empêcher de respirer, l'étouffer à petit feu.
Ma grand-mère devait repartir pour Nantes où des impératifs l'appelaient pour plusieurs jours. Elle quitta la chambre et se retourna sur le pas de la porte pour dire au revoir à son fils. Dans un sanglot étouffé, elle lui dit attendre avec impatience de le revoir dehors, quand elle reviendrait.
Quelques jours plus tôt, mon père m'avait demandé que ma mère ne vienne plus le voir. J'avais dû le lui annoncer, elle l'avait assez mal pris mais je comprenais sa décision. Une après-midi, alors que j'avais approché ma chaise de son lit pour l'écouter me parler, il me demanda de l'excuser pour ce geste. Je lui caressai la main et lui dis que je comprenais, que ce n'était pas grave.
Puis un matin, alors que j'étais rentré dormir chez ma mère pour essayer de récupérer un peu, je le trouvai profondément endormi et entièrement recouvert par ses draps, alors qu'il les repoussait toujours en prétextant avoir chaud. Mireille m'apprit ainsi que les médecins avaient augmenté les doses de morphine pour ne plus qu'il souffre et qu'il dorme d'un sommeil profond. La dose maximale était atteinte, l'augmenter encore aurait été de l'euthanasie. Les jours suivants furent tout simplement de longues journées d'attente. Le silence était couvert par le bruit du respirateur artificiel et le souffle rauque de mon père qui emplissait la pièce. Nous attendions.
Mireille n'était pas sortie de la chambre depuis une semaine. Un jour, mon oncle réussit à la convaincre d'aller manger avec lui. Je me retrouvai seul avec mon père. Mon livre entre les mains, j'en parcourais les pages sans le lire, levant régulièrement les yeux pour le regarder. Par moments, je murmurais des mots qu'il n'entendait pas. J'essayais de lui parler, de lui dire ce que je n'avais jamais osé lui dire, mais je n'y arrivais pas. Je le sentais encore présent malgré ce sommeil artificiel, tellement profond. Je continuai de parcourir les lignes de mon livre, puis remarquai soudain un silence. Il avait arrêté de respirer. Je levai la tête.
« Papa ? ».
Je posai mon livre sur mes genoux, et sans me lever je répétai :
« Papa ? ».
Je me levai, débranchai le respirateur artificiel pour imposer le silence. Je lui touchai la main dans une légère caresse.
Je sortis calmement dans le couloir pour appeler une infirmière.
« Mon père a arrêté de respirer. »
Mireille arriva à ce moment-là et comprit immédiatement. Elle s'effondra. L'infirmière tenta de la rassurer, lui expliquant qu'il faisait simplement une pause dans sa respiration. En effet, il se remit brièvement à respirer mais cela ne dura que quelques secondes. Nous fûmes priés de sortir. Je partis dans la cour et appelai ma mère et mon frère pour que ce dernier vienne nous rejoindre. J'appelai aussi François. Mon oncle se chargea d'appeler ma grand-mère, qui était sur la route. Nous nous étions mis d'accord pour ne pas lui dire que c'était fini et attendre qu'elle soit là.
Il était mort un dimanche, avec moi. Il avait simplement cessé de respirer en ma présence, en ce jour gris de fin janvier. Je ne réalisais pas trop ce que cela représentait. Je remontai dans la chambre pour y entrer avec mon oncle. Lui se mit à pleurer immédiatement. Pas moi. J'avais déjà bien trop pleuré, et son corps inerte m'inspirait beaucoup moins de douleur que son corps souffrant.
Le soir, François me proposa de venir me rejoindre pour la cérémonie qui devait avoir lieu le mardi. Je lui assurai que j'allais bien, ce qui était vrai, et l'exhortai à ouvrir son commerce sans se soucier de moi. Cela aussi, il me le reprocha quelques mois plus tard.
Je fus étrangement absent lors de la longue matinée qui précéda la crémation. Je refusais catégoriquement d'entrer dans la chambre funéraire où se recueillait la famille. Je ne voulais pas à nouveau revoir son visage émacié, son teint jaunâtre. On nous appela dans une grande pièce où je découvris avec stupéfaction un écran de télévision disposé devant des rangées de chaises. Je pris place entre mon frère et ma mère, Mireille à côté de mon frère. Une musique accompagnait des images d'oiseaux volant au-dessus des étangs, avec des textes de l'évangile en surimpression. Je regardai mon frère avec stupéfaction. Ces images laissèrent soudain place à celle du cercueil de mon père. Gros plan sur la plaque funéraire, puis sur le cercueil qui entre dans les flammes.
Je sortis de la salle en fureur, comme bon nombre d'entre nous. Cette cérémonie grotesque avait fini de me dégoûter, et les larmes des autres n'y feraient rien.
Les cendres de mon père devaient être dispersées dans les Cévennes, derrière la maison qu'il habitait au cours de ses derniers mois. Je refusai de m'y rendre pour rester avec mon frère et ma mère ainsi que quelques amis proches et un de mes cousins.
Mon chagrin était mort au moment où mon père avait cessé de respirer, et mon absence de larmes n'entamait en rien le respect que j'avais pour lui, n'en déplaise à ceux qui m'avaient reproché de n'avoir pas pleuré. J'avais refusé de jouer jusqu'au bout, et j'étais certain que s'il avait été là, mon père serait venu boire un verre avec nous plutôt que d'aller assister à la dispersion d'un corps en poussière.

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Commentaires
T
Le crématorium, l'écran de télé, la cérémonie grotesque,... J'ai connu ça aussi, mais heureusement ce n'était pas quelqu'un de proche, c'était déjà assez révoltant de ridicule et de mauvais goût.
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K
On dit que dans le cas de longues maladies comme le cancer, le deuil des gens qui accompagnent le malade, est déjà fait à moitié lors de la mort de ce dernier et que cette mort est ressentie par eux plus comme un délivrance que comme un drame. Pour cela, moi non plus je n'ai pas pleuré le jour de l'enterrement de ma mère qui demeure, étrangement, un très beau souvenir(cérémonie protestante réussie, amis nombreux et chaleureux, soleil radieux, nous étions en mai, centaines de fleurs…).<br /> <br /> Tu verras, dans "Le Dégel", le second chapitre où Yvan évoque la mort de son frère, je n'ai pas eu à chercher loin dans mes souvenirs.
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